Repenser l’homme à partir de la foi chrétienne
Le groupe de travail « Société » du comité de l’ALUC (Association luxembourgeoise des universitaires catholiques) a proposé comme thème de réflexion « l’humanisme chrétien ». Ce choix est d’autant plus judicieux que l’humanisme qui a influencé le développement de l’Occident pendant les cinq derniers siècles a fini par se transformer en idéologie que d’aucuns seraient tentés de qualifier de « déshumanisante ». Comment en sommes-nous arrivés là et qu’est-ce que le qualificatif « chrétien » pourrait changer pour les siècles à venir ?
A la fin de ce que l’on a coutume d’appeler le Moyen Âge chrétien, il y a eu une Renaissance des études de ceux que le Moyen Âge appelait les « gentils », comprenons : ceux qui ne connaissaient pas (encore) le Christ. Concrétement cette Renaissance s’est référé à une nouvelle lecture des textes de l’Antiquité classique pour en faire renaître une conception de l’homme sans les apports des religions que l’on finissait par appeler monothéistes.
Les Marcile Ficin (1433-1499), Pic de la Mirandole (1463-1493) ou Paracelse (1493-1541) ont réussi à donner une nouvelle place à l’homme dans un univers qu’ils ne conçoivent plus en premier lieu comme la création de Dieu, mais simplement comme ce macrocosme, cette grande Nature vivante, repensée à la suite de ce qu’ils avaient découvert dans la littérature, les arts, la philosophie et les autres connaissances de l’Antiquité. L’homme comme microcosme devient le centre et la mesure de toute chose.
Au cours des siècles cet humanisme s’est développé pour finir par établir l’autonomie de l’homme par rapport à (l’idée de) ce Dieu qui imposerait à l’homme une hétéronomie non justifiée et non justifiable. Le positivisme d’un Auguste Comte (1798-1857) substitue à la religion de Dieu une religion de l’homme, en réduisant ce dernier à sa seule composante rationnelle. Et Ernest Renan (1823-1892) de nous communiquer : « Ma conviction intime est que la religion de l’avenir sera le pur humanisme, c’est-à-dire le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale. (…). La science large et libre, sans autre chaîne que celle de la raison, sans symbole clos, sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu’on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l’humanité. » (in L’avenir de la science)
Ce qui a encore eu au XIXe siècle un air d’avant-garde prometteur en tant que vision libératrice de l’homme tourne mal au XXe siècle. Le grand penseur islamique Seyyed Hossein Nasr (*1933) le note ainsi : « Avec l’émergence de l’humanisme, la face de l’homme devient indépendante de la face de Dieu ; fait dont le point culminant est, au XIXe siècle, la célèbre déclaration de Nietzsche « Dieu est mort ». Mais la face de l’homme est le reflet de la face de Dieu, ou de ce que le Coran appelle wajh’Allah. Oblitérer Sa face, c’est aussi mutiler l’homme et annoncer sa mort, ce dont témoigne le XXe siècle ». Et de conclure : « L’homme qui émerge de l’humanisme de la Renaissance – révolté contre le Ciel, bannissant les anges du cosmos et réduisant la fonction de Dieu à celle d’artisan de l’horloge cosmique – (…) est devenu le héros du monde qu’il a créé (…). Ses exploits dans la conquête de la nature peuvent toujours être appeler ‘le triomphe de l’esprit humain’, mais un tel homme ne peut empêcher l’émergence progressive d’un univers déshumanisé qui menace à présent de nous dévorer (…). » (in La religion et l’ordre de la nature)
Tout ceci se trouve dans la belle communication de Rezâ Feiz : « Ontologie d’un humanisme spirituel » (1) qui nous rappelle aussi la Sourate 59 qui affirme en son verset 19: « Et ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Allah ; [Allah] leur a fait alors oublier leur propres personnes ; ceux-là sont les pervers. »
Dans la tradition biblique, « L’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable » nous rappelle déjà Blaise Pascal (1623-1662) dans ses Pensées.
Eliminer Dieu ou l’ignorer, comme s’efforce de le faire cette idéologie laïciste et antithéiste qui se répand actuellement un peu partout en Europe, est une voie en définitive néfaste pour l’avenir de l’humanité. Car l’autonomie prônée suite au développement de l’humanisme européen occidental fait croire que la loi (nomie) pourrait venir d’elle-même (auto) ou encore que l’homme pourrait se donner lui-même la loi sans tenir compte de ce qu’il est et qui il est.
Les biotechnologies actuelles et la relative indifférence politique qui les gère seront peut-être un jour à même de créer elles-mêmes des êtres apparentés à ce qu’est l’homme actuel. On parle déjà de transhumains, voire de posthumains qui peupleront cet « univers déshumanisé » dont parle Nasr.
Pour sauvegarder son humanité, l’homme devrait mieux se rendre compte qui il est vraiment. Une qualification de l’humanisme pourrait l’aider en ce sens et l’arracher à la puissance d’une liberté tournant à vide sur elle-même.
Avant la seconde guerre mondiale, on a parlé d’un humanisme athée qui conçoit (l’idée de) Dieu comme le grand adversaire de l’homme et dont la dynamique promet de libérer l’humanité de tout ce qui entrave sa liberté. A l’œuvre dans les processus de sécularisation, ce libéralisme réussit en effet à libérer l’homme de structures institutionnelles jugées oppressives, mais c’est au prix d’une perte d’identité qui finit par déshumaniser l’homme à tel point que d’aucuns parlent de « dérive totalitaire du libéralisme » (Michel Schooyans) et que, pour protéger l’homme, ses droits ont dû être formulés par les plus hautes instances politiques internationales. La déclaration de ces droits en 1948 a de fait comme objectif de combler le vide laissé par le refus politique explicite de la référence à Dieu et à toute religion. Mais ces droits sauront-ils résister contre les critiques récurrentes de tous bords et les velléités de certains groupes de pression pour en changer la formulation et le contenu? Nous n’avons qu’à penser à l’euthanasie, au refus du droit de vie à l’embryon, au changement exigé concernant le vocabulaire de la parenté, à l’idéologie du genre se présentant comme unique interprétation de la différence sexuelle, aux droits des animaux étant donné que l’homme ne serait qu’un animal comme les autres (d’où la nouvelle expression « les droits des humains », à première vue moins sexiste, mais en fait moins anthropocentrique que « droits de l’Homme »)…
A cet humanisme athée, l’humanisme islamique fait comprendre qu’un humanisme qui exclut Dieu serait un humanisme inhumain. C’est pourquoi la 19e Conférence des Ministres des Affaires Etrangères de l’Organisation de la Conférence islamique, « consciente du statut de l’homme dans l’Islam en tant que vicaire de Dieu sur terre », déclare en 1990 comme premier article de « La Déclaration Islamique des Droits de l’Homme » : « Tous les êtres humains forment une famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu, et par le fait qu’ils descendent d’Adam. Tous les hommes sont égaux dans la dignité humaine, dans l’accomplissement des devoirs et des responsabilités, sans aucune discrimination de race, de couleur, de langue, de sexe, de religion, d’appartenance politique, de statut social ou de toute autre considération. La vraie foi garantit l’accroissement de cette dignité sur le chemin de la perfection humaine. »
Et comment réagissent les chrétiens par rapport à cette situation ? Vu que c’est de l’humanisme chrétien de Jacques Maritain que s’est inspirée la formulation des droits de l’Homme de 1948 d’aucuns ne voient pas la nécessité de développer une réflexion spécifique sur l’aspect chrétien de l’humanisme qui en limiterait l’universalité. Mais à voir l’évolution des conceptions économiques et politiques, les chrétiens ne devraient-ils pas être davantage présents dans ces débats qui décident de l’avenir de l’humanité ? C’est du moins ce qu’exige J.H.H. Weiler, professeur de droit international à New York et à Bruges et spécialiste du droit européen, dans son livre hautement interpellant « Ein christliches Europa. Erkundungsgänge » (Verlag Anton Pustet, ISBN 3-7025-0493-1). Ses analyses et réflexions sont d’autant plus intéressantes qu’il est lui-même de confession juive.
Le pape Benoît XVI a lui aussi vu clairement la thématique dans son excellente encyclique sociale « Caritas in Veritate » qui devrait, avec les textes éclairants du pape François, retenir davantage notre attention pour contribuer à l’élaboration d’un véritable humanisme dont le monde a tellement besoin. Pour terminer ces quelques éléments je cite le paragraphe 78 de « Caritas in Veritate » où le pape Benoît XVI rappelle : « Sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousseraient presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). Face à l’ampleur du travail à accomplir, la présence de Dieu aux côtés de ceux qui s’unissent en son Nom et travaillent pour la justice nous soutient. Paul VI nous a rappelé dans Populorum progressio que l’homme n’est pas à même de gérer à lui seul son progrès, parce qu’il ne peut fonder par lui-même un véritable humanisme. Nous ne serons capables de produire une réflexion nouvelle et de déployer de nouvelles énergies au service d’un véritable humanisme intégral que si nous nous reconnaissons, en tant que personnes et en tant que communautés, appelés à faire partie de la famille de Dieu en tant que fils. La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. Inversement, la fermeture idéologique à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines, se présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. Seul un humanisme ouvert à l’Absolu peut nous guider dans la promotion et la réalisation de formes de vie sociale et civile – dans le cadre des structures, des institutions, de la culture et de l’ethos – en nous préservant du risque de devenir prisonniers des modes du moment. C’est la conscience de l’Amour indestructible de Dieu qui nous soutient dans l’engagement, rude et exaltant, en faveur de la justice, du développement des peuples avec ses succès et ses échecs, dans la poursuite incessante d’un juste ordonnancement des réalités humaines. L’amour de Dieu nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous, même s’il ne se réalise pas immédiatement, même si ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi nous aspirons. Dieu nous donne la force de lutter et de souffrir par amour du bien commun, parce qu’Il est notre Tout, notre plus grande espérance. »
Puissent ces quelques éléments contribuer à un échange sur ce thème essentiel que propose le groupe de travail « Société » du comité de l’ALUC.
aumônier de la section des gradués de l’ALUC