Fratelli tutti, une encyclique actuelle et provocatrice
Considérations de l'encyclique par une clé anthropologique et psychosociale.
“Fratelli tutti” est sans aucun doute un texte provocateur qui ne laisse personne indifférent. Il suffit de faire une recherche rapide sur internet pour trouver tant d’opinions différentes concernant la pensée du pape François. L’une des raisons fondamentales de ce texte est peut-être de “faire réfléchir” et de remettre en question l’ordre des choses et de notre société ; et la façon de se comprendre, de se situer, d’être en elle… Je reconnais qu’elle a suscité en moi de nombreuses questions, peut-être en raison de mon milieu social et culturel, ce que je retrouve dans les paroles du Pape lorsqu’il dénonce certains systèmes de “politiques sociales conçues comme une politique envers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais par les pauvres et encore moins insérées dans un projet qui réunit les gens” (FT 169). En essayant de laisser de côté le sentiment – pas toujours facile quand on prend en compte la souffrance des gens – nous essaierons de donner quelques considérations de l’encyclique par une clé anthropologique et psychosociale.
La question du bien humain
Il semble que cette question soit toujours valable, simplement parce qu’il n’y a pas de réponse unanime dans notre monde. Pour la fournir, il faut adopter une anthropologie à partir de laquelle se pose la question fondamentale : comment comprenons-nous la personne humaine ? Nous voyons que dans le paradigme actuel, la conception de l’individu s’impose à celle de la personne (FT 182). Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole définit la personne comme “un individu de l’espèce humaine”. Cependant, la personne humaine est fondamentalement constituée de relations, sur lesquelles repose le secret d’une véritable vie humaine (FT 87). De la relation personnelle naissent les corps sociaux et la société – dimension interpersonnelle et sociale – qui, dans leur propre dynamisme, doivent être étendus et enrichis (FT 89), se développant dans une amitié sociale et dans une fraternité ouverte à tous (FT 94). En ce sens, la personne – en tant qu’être en relation – a la possibilité de développer sa tendance à des relations qui rendent possible le bien intégral de tous.
La personne, naturellement ouverte aux affectations, se découvre ouverte à l’auto-transcendance, c’est-à-dire à un dynamisme d’ouverture et d’union hors de soi, vers les autres et finalement vers Dieu. En ce sens, nous parlons d’un dynamisme de relation qui marque et définit notre propre vocation (cf. FT 91). Je me permets d’interpréter ce dynamisme d’auto-transcendance proposé dans l’encyclique, en utilisant le terme “conversion”, à la suite de Bernard Lonergan dans son ouvrage “La méthode en théologie”. Lonergan parle de trois types de conversions : une de type intellectuel, qui tend vers la vérité, en ce sens que nous pouvons reconnaître la dignité inaliénable de la personne humaine (FT 111) ; une de type moral qui tend vers des valeurs objectives mais limitées (FT 117) ; enfin, une conversion religieuse (FT 127) qui tend vers Dieu et qui permet un dialogue ouvert d’horizons. À mon avis, c’est seulement à partir de cette conversion religieuse que nous pouvons en arriver à accepter l’amour effectif dont parle l’encyclique (FT 185). Certes, dans cette perspective d’autotranscendance, nous sommes appelés à ne pas rester dans un simple positivisme individuel ou social, mais plutôt dans un positivisme théologique, comme l’est l’appel à la fraternité. Une fraternité qui complète la liberté et l’égalité, et qui les oriente vers l’amour (cf. FT 103).
La fragilité humaine comme lieu commun
Nous découvrons dans l’encyclique un appel à regarder la fragilité humaine. C’est ce qui ressort clairement du premier chapitre lorsqu’il parle des “ombres d’un monde fermé” et des maux qui frappent notre société en général et les gens en particulier. Les tendances du monde actuel rendent difficile le développement d’une fraternité universelle, qui semble avoir ses racines les plus profondes dans la fragilité humaine. Cette fragilité est déjà évidente dans la Gaudium et Spes 10 et est reprise dans l’encyclique : “il s’agit de la fragilité humaine, de la tendance constante à l’égoïsme humain qui fait partie de ce que la tradition chrétienne appelle la “concupiscence” : l’inclination de l’être humain à se renfermer sur lui-même dans l’immanence de son moi, de son groupe, de ses petits intérêts” (FT 166). Et c’est cette profonde réalité humaine qui nous place également sur un plan commun, à partir duquel nous pouvons nous identifier comme fragiles et limités, dans lequel nous pouvons reconnaître en nous-mêmes et chez les autres notre propre limitation et notre désir de la surmonter. Cette réalité commune nous permet d’éprouver de l’empathie et de nous mettre à la place de l’autre afin de découvrir ce qui est authentique, ou du moins compréhensible, au milieu de ses motivations et de ses intérêts (cf. FT 221).
La relation et la composante sociale
Nous avons longuement parlé de l’homme en relation (FT 89), de la personne humaine spontanément ouverte aux affections, et de l’appel naturel à se transcender dans la rencontre avec les autres (FT 111). La personne humaine rencontre des limites en elle-même mais est toujours perçue comme ouverte à les surmonter. Et dans ce réseau de relations en tant que communauté, peuple, société, la recherche d’un développement humain intégral (FT 112) est indispensable, qui permet d’atteindre une hauteur morale capable de transcender soi-même et sa culture d’appartenance (FT 117), en créant une identité commune (FT 158) qui ne supprime pas la personne en la dissolvant dans les masses, sous l’apparence d’un “nous” qui est en fin de compte un “personne”. Il convient de reconnaître nos propres motivations humaines rationnelles (développement moral), affectives (développement affectif) et sociales (développement psychosocial) qui entrent dans la construction d’une société. Ce n’est qu’en sachant qui nous sommes et comment nous nous comprenons dans le monde que nous pouvons être conscients que nous avons besoin les uns des autres. Il est nécessaire de relever le défi éducatif, de promouvoir la culture de la proximité et de la rencontre (cf. FT 30 ; FT 216), et donc de développer la vertu morale et l’attitude sociale (cf. FT 114) car personne ne mûrit ou n’atteint sa plénitude en s’isolant (FT 95).
El liderazgo que propone Francisco
Dans l’encyclique, on peut voir une vision de l’Église dans une perspective sociale et socioculturelle, déjà présente dans Gaudium et Spes “l’Église dans le monde” et dans Lumen Gentium “l’Église comme peuple de Dieu”. Le leadership proposé par le Pape est celui qui donne de la valeur à la culture et qui naît de et avec la communauté. Certaines caractéristiques du paradigme de leadership que Francis avait à l’esprit sont significatives dans ce contexte.
Il propose un modèle de leadership capable d’être le “gouvernement du peuple” (CE 157) et de favoriser une identité commune faite de liens sociaux et culturels (CE 158) ; et qui ne tombe pas dans l'”immédiateté” (CE 160) mais se fonde sur un projet durable de transformation et de croissance (CE 159). Ce qui est vraiment populaire, dit Francis, c’est d’assurer à chacun la possibilité de faire germer les graines que Dieu a placées en chacun : leurs capacités, leur initiative, leur force (FT 162). Le dirigeant doit être une personne soucieuse de la fragilité des peuples et des individus. Il doit être un faiseur et un constructeur avec de grands objectifs, avec une vision large, réaliste et pragmatique, même au-delà de son propre pays (cf. FT 188).
Si nous avons soutenu que l’encyclique ne laisse personne indifférent, il est nécessaire que nous nous posions également des questions sincères et sans préjugés :
- Une société telle que celle proposée dans l’encyclique est-elle possible si nous sommes nous-mêmes si attachés à nos propres intérêts et avantages ?
- Comment ne pas tomber dans une radicalisation des idées si nous essayons de sauver l’individualité avec ses motivations, ses valeurs et ses besoins souvent ambigus ?
- Comment pouvons-nous nous définir comme un “nous” réel et concret sans tomber dans la défense d’un collectif “abstrait” ?
- Comment me définir : en tant qu’individu/membre d’un groupe, ou en tant que personne essentiellement caractérisée par des relations de dévouement envers tous ?
Ce sont des questions qui nous aideront à réfléchir et à approfondir l’encyclique. Espérons que de nombreuses autres questions surgiront d’une lecture attentive, méditée et reposante de cette encyclique sans doute actuelle et provocante.