Le Sacré-Cœur de Jésus et l’anthropologie du cœur en Afrique
La Congrégation, des Prêtres du Sacré-Cœur, née en Europe à un moment et dans un contexte précis, est aujourd’hui étendue dans tous les continents aux cultures et traditions diverses. Marcello Neri remarquait, dans un opuscule qu’il publia en 2016 ayant pour titre, Giustizia della misericordia. Europa, Cristianesimo e spiritualità dehoniana, que l’ouverture de nouvelles présences dehoniennes dans les autres continents et la diminution progressive du nombre des confrères européens éloignent la Congrégation jour après jour du noyau central et rendent ambivalente et problématique une dévotion autour d’un imaginaire comme celui du Sacré-Cœur[1]. Il poursuivait qu’il y a, certainement au-delà des confins de l’Europe, une sorte d’iconoclasme spirituel qui s’acharne contre quelques éléments européens qui continuent de circuler dans la pratique de la foi et des dévotions. Par conséquent, il y a aujourd’hui un impératif besoin de contextualiser le charisme de fondation en tenant compte des diversifications des vécus dérivés de la spiritualité qui favorisent l’être-ensemble susceptible de donner à la spiritualité dehonienne une identité plurielle. La spiritualité dehonienne doit affiner ses catégories d’interprétation du temps et de l’histoire pour que l’imaginaire du Sacré-Cœur, auquel elle est liée, ne fonctionne plus comme un catalyseur pour la configuration et le positionnement du catholicisme dans une société comme au XIXe siècle. Nous assistons à la fin de la modernité comprise comme l’européanisation du monde. Il ne faut pas non plus perdre de vue que cette spiritualité a rejoint les confins du monde dans un esprit de colonisation des autres cultures, ce qui rend nécessaire aujourd’hui une révision du patrimoine spirituel du Père Dehon en donnant l’espace pour une herméneutique libéré du nœud ambivalent liant mission et « civilisation »[2]. C’est ainsi que nous voulons confronter la spiritualité du Sacré-Cœur et la vision du cœur en Afrique dans le but d’ouvrir une brèche pour une inculturation de notre spiritualité dans le continent noir.
Pour une jeune église comme la nôtre, écrivait Albert Ndongmo, partir du point où les vieilles églises en sont arrivées (…) c’est se condamner souvent à un christianisme sclérosé, surtout à cette époque de débauche verbale et d’orgies idéologiques qui entraînent les vieilles chrétientés ; Pour nous, il importe au plus haut point de remonter aux sources pour puiser avec notre tête, ce que Dieu révèle pour le bonheur de l’homme “ créé à son image et à sa ressemblance ” (Gn 1, 26).[3]
Remonter au plus haut point, c’est faire recours aux fondateurs de la spiritualité, les Ecritures Saintes et notre tradition. Nous essayerons de les parcourir dans les suivantes lignes.
1. Aux origines de la dévotion au Sacré-Cœur
Deux noms sont à l’origine de la systématisation de la dévotion au Sacré-Cœur : Jean Eudes et Marguerite Marie Alacoque. Le modèle du vécu parfait de la Sainteté est, selon Jean Eudes, la Vierge Marie. Jésus règne parfaitement dans le cœur de Marie. Jean Eudes contemple la communion de Jésus et de Marie dans les mêmes sentiments, le même amour, la même adhésion à la Volonté du Père, le même zèle pour le monde. Au départ, chez Jean Eudes, le cœur de Marie et de Jésus sont unis. Vers 1668, le Père Eudes commence à avoir l’illumination du Cœur de Jésus séparément de celui de sa mère. Il compose un office qu’il fait célébrer dans ses six communautés, le 20 octobre 1672 et ce sera la première célébration du Cœur de Jésus. « Tout ce qui jaillit de ce Cœur, paroles (l’enfant prodigue), attitude (sa sollicitude pour tous ceux qui souffrent), actes (les guérisons, la multiplication de pains), don total de lui-même sur la croix symbolisée par la transfixion du cœur par un coup de lance, tout manifeste que Dieu est tendresse et miséricorde. »
Sainte Marguerite Marie célèbre la première fête du Sacré-Cœur au noviciat des Visitandines à Paray-le-Monial, le 20 juillet 1665 et l’année suivante, sa communauté adopte la dévotion au Sacré-Cœur. La dévotion au Cœur de Dieu n’est pas une originalité de la Visitandine ou de Jean Eudes, son inspirateur. Le Cœur aimant de Dieu faisait l’admiration des hagiographes depuis les Saintes-Ecritures. Osée, Isaïe, Jérémie avaient révélé que Dieu est un Père qui aime malgré tout et que son cœur souffre de l’ingratitude par laquelle les hommes répondent à son amour. Dieu manifeste son amour envers son peuple comme un père envers son fils : « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé et d’Egypte, j’ai appelé mon fils » (Os 11, 1). Dieu n’incarne pas seulement le rôle du père envers son peuple, il est aussi une mère pour Israël. « C’est moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, le prenant par les bras » (Os 11, 3). Le Seigneur veille amoureusement sur la croissance de son peuple comme les parents le font pour leur enfant. En Is 61, 10. 62.5, Dieu apparaît comme le fiancé et Israël comme la fiancée qu’il aime et l’inonde de ses bénédictions. En Ez 16, 1-43 et Os 1, 2, Israël est la fiancée infidèle et prostituée que toutefois, Dieu, le fiancé fidèle doit le marier par fidélité à son amour et à son cœur miséricordieux. Le Nouveau Testament nous montre cet amour désintéressé de Dieu pour lequel il se rend lui-même victime à travers les diverses paraboles du Christ, entre autres, l’enfant prodigue, la parabole des vignerons homicides, le bon Samaritain… qui trouveront leur application au sommet de la croix. Lorsque le soldat perce de sa lance le côté du Fils bien-aimé sacrifié sur la croix par amour infini pour les hommes, il en sortit du sang et de l’eau (cf Jn 19, 34). Les Pères de l’Eglise verront dans cette eau jaillissant du côté du Christ, le symbole de son amour infini et la réalisation des promesses de l’Ecriture de la source jaillissante de vie éternelle. Au Moyen-âge, la contemplation du cœur de Dieu séduira les auteurs spirituels comme saint Bernard de Clervaux (1090-1153), surtout sainte Gertrude de Helfta (1256-1291), héroïne de l’amour divin et théologienne par excellence du Cœur divin, sa contemporaine Mechtilde de Hackeborn (1241-1298) qui estimait que les bénédictions du Saint Sacrement étaient destinées à réparer les offenses dont souffrait Jésus-Christ dans l’Eucharistie et Bernière qui parlait de la réparation de l’injure faite à Dieu. Sainte Marguerite Marie Alacoque est donc tributaire d’une longue tradition qui l’aidera à systématiser la dévotion au Sacré-Cœur.
2. L’anthropologie du « cœur » dans les catégories africaines
Quels sont les vocables qui font référence au « cœur » en Afrique?
Nous avions réalisé une enquête auprès des personnes de plusieurs cultures en Afrique et il ressort que le cœur désigne:
- L’intimité, le centre, le point de référence, l’épicentre, la profondeur ; le siège des affections, de l’intelligence, des décisions, de la maîtrise de soi et le siège des sentiments ; on peut utiliser le même mot pour désigner le cœur et l’esprit en Kinandé-RDC (o’mweyo), mais l’esprit est aussi désigné par o’mutima qui ne s’utilise pas pour le cœur.
- Par ailleurs, il y a des expressions comme, « je te donne mon cœur » qui signifie, « je te fais confiance » ; « tel est mon cœur = je l’aime beaucoup » ; « mettre son cœur sur une chose= être concentrée sur la chose » ; « il a le cœur du coq = il a un amour possessif» ; « piqueter le cœur de quelqu’un = dire des choses qui l’angoissent» ; « avoir un cœur qui s’arrache = être joyeux » ; « avoir le cœur hors de soi= être dans une grande peur » ; « parler du fond du cœur = être sincère » ; « accepter de cœur = s’engager avec foi ou avec détermination » ; « connaître le cœur de quelque chose = maîtriser la totalité de la chose, saisir sa pertinence » ; « maladie de cœur : les soucis ».
- Le cœur révèle les qualités de la personne ou la personnalité : avoir un mauvais cœur signifie être méchant ; avoir un bon cœur signifie être généreux, compatissant, gentil ; il y a l’expression « faire bon cœur à quelqu’un » qui signifie témoigner de la bonté envers la personne ; avoir un cœur pourri signifie être sorcier ; avoir deux cœurs signifie être hypocrite, mais aussi être hésitant.
- Le cœur est le lieu de la formation de la personnalité. Il y a l’expression : « On accouche l’enfant mais pas son cœur ». Ce proverbe bamiléké veut dire que c’est chacun qui forme son cœur ou que c’est chacun qui se forme une personnalité. Un parent lance ce proverbe quand on lui impute la responsabilité du comportement de son enfant devenu adulte ou quand l’on souligne la différence d’agir entre lui et son enfant. Autrement dit, on pense peu qu’il y a un code génétique inscrit dans le cœur. Le cœur est ainsi aussi le lieu où se joue la liberté humaine. En Afrique, on aime, on réfléchit, on croit et on décide avec le cœur. Ainsi, le cœur est le centre des facultés humaines.
- Quelques métaphores du cœur : le noyau est appelé le cœur du fruit ; la personne préférée peut être appelée le cœur, mais chez les Bamiléké, elle est aussi désignée par le foie de l’amant. Il y a ici l’idée que c’est le foie qui sécrète la substance qui suscite l’affection.
- On conçoit également que le cœur est le siège de la vie ou que le principe de vie y habite. Le sorcier tue en enlevant le cœur ou en y pénétrant par voie mystique pour sucer le principe de vie.
- Chez certains peuples comme les Malgaches, le cœur est représenté par le ravinala, un arbre qui est très significatif pour la vie quotidienne des gens de la Grande Île. Il a la forme d’un bananier et ses feuilles se dressent pour ramener tout l’eau vers le tronc. Il est le cœur parce qu’il entre dans la construction de l’habitat et dans beaucoup d’usages quotidiens du peuple.
En général, l’Africain est tout à fait convaincu que le cœur est le centre de toute délibération et toute décision qui ne vient pas du cœur reste lettre morte. C’est pourquoi on demande à quelqu’un qui entreprend une action : « le fais-tu selon ce que ton cœur te dit? ». Aussi, le cœur chez les Africains a, dans certains contextes, le même sens que dans la Bible. Jésus dit par exemple : « Du cœur procèdent les pensées mauvaises qui mènent au meurtre, au vol, au faux témoignage… » (Mt 15, 19) ; « L’homme bon tire le bien du bon trésor de son cœur et le méchant tire le mal de son mauvais trésor » (Lc 6, 45-47). Autrement dit, c’est du cœur que l’homme délibère ses bonnes comme ses mauvaises actions. Le cœur est donc le siège des comportements, le lieu où ils s’enracinent. C’est de lui que vient la sève nourricière des paroles, des actes et du jugement porté sur les choses et les hommes.
Contrairement à l’anthropologie européenne qui croit que le cœur n’est que le siège des passions et non de la raison, on conseille en Afrique d’écouter son cœur avant d’agir. Blaise Pascal avait pu opérer un rapprochement entre la conception du cœur en Afrique et en Europe lorsqu’il écrivait que le cœur a ses raisons que la raison même ignore. Cependant, il est resté Européen en parlant de la raison comme une faculté qui ne trouve pas son siège dans le cœur. Nous avons deviné un schéma pour la conception du cœur en Afrique. Il apparaît donc comme un récipient avec un liquide qui décante les éléments. Les plus substantiels se déposent au fond tandis que les volatils sans consistance surnagent. Ainsi, les actions, les paroles réfléchies et délibérées, qui sont fruit de la réflexion et de l’élaboration de la conscience, viennent du fond du cœur, tandis que les passions sans consistance viennent de la surface du cœur.
Dans les langues africaines, il serait difficile d’entendre parler du cœur de Dieu. Il y a moins d’anthropomorphismes dans la conception de Dieu des religions traditionnelles africaines. Toutefois, on peut voir chez Dieu les qualificatifs attribués aux personnes dites de cœur : la compassion, la pondération, une grande capacité d’écoute et de disponibilité. L’homme peut aussi consacrer son cœur à Dieu en faisant de son cœur un lieu où tout ce qui ne cadre pas avec la volonté de Dieu ne trouve pas refuge. La prière destinée au Christ, « rends mon cœur semblable à toi », peut trouver écho même dans les RTA. On peut alors prier Dieu de rendre nos cœurs semblables à son cœur, autrement dit, seulement capables que de bien. L’homme qui voudrait que son cœur ressemble à celui de Dieu, doit s’efforcer à décanter les produits qui surnagent dans son cœur. Il doit s’efforcer à s’en débarrasser ou à les interdire pour rendre aussi son cœur sacré au sens africain du terme, autrement dit, digne du respect comme le cœur de Dieu.
Conclusion
En somme, comme nous l’avions signifié, ce travail est simplement une provocation pour inviter les Dehoniens en Afrique à chercher comment dire la spiritualité et le charisme dehoniens avec leurs catégories. La propre rencontre spirituelle et intellectuelle qu’a faite le Père Dehon du Sacré-Cœur de Jésus (charisme original) a pu le conduire à interpréter cette expérience dans les catégories théologiques scolastiques européocentristes du XIXe siècle, renforcées plus tard par ses premiers commentateurs. On s’accorderait que ces catégories appartiennent au passé. Une rencontre avec d’autres cultures et peuples est une invitation que ce charisme original donné au fondateur soit redécouvert et enrichi avec de nouveaux apports d’autres cultures. Cela continuera alors à faciliter, dans de nouvelles voies culturelles et situations, la croissance du règne de Dieu parmi les hommes. Il s’en suit que bien comprise, l’inculturation est la seule voie que nous pouvons suivre si nous voulons éviter que le charisme et la dévotion dehoniens ne deviennent pas désuets non seulement en Afrique mais aussi dans les autres entités du globe et que nous ne devenions pas anonymes ou sans identité. En plus, notre identité doit être toujours plurielle, un pluriel, qui ne supprime pas les particularités, mais les intègre toujours comme son lieu de rajeunissement, la forme excellente de son expression, de sa communication. C’est pourquoi le dehonien particulier, où qu’il soit, se définit, en définissant aussi et toujours le dehonien en général, le dehonien de toutes les générations.
[1] Cf Marcello Neri, Giustizia della misericordia. Europa, Cristianesimo e spiritualità dehoniana, EDB, Bologna, 2016, p. 24.
[2] Cf Ibidem, p. 31-32.
[3] Mgr Albert Ndongmo, Le salut de Dieu selon Saint Paul, Ed. Etchemin, Québec, 1984, p. 11