Passion pour Dehon et la spiritualité dehonienne
Le Père Yves Ledure SCJ est décédé à l'âge de 88 ans. Une personnalité qui a eu une forte influence dans la connaissance et la réflexion sur le Père Dehon et la spiritualité dehonienne. Les mémoires personnelles du père Stefan Tertünte, ancien directeur du Centro Studi Dehoniani à Rome. Nous publions le texte en italien. D'autres traductions sont en préparation.
Après le P. André Perroux scj, avec le P. Yves Ledure scj, une autre personnalité s’est éteinte qui a eu une influence décisive sur la connaissance et la réflexion sur Léon Dehon et la spiritualité dehonienne dans notre Congrégation et au-delà. En tant que dehonien allemand, je pourrais écrire beaucoup de choses sur les relations de fraternité et d’amitié qu’il entretenait avec la province allemande, et même son œuvre philosophique serait un sujet en soi. Dans cette brève contribution, je voudrais toutefois souligner quelques accents de son œuvre, qui clarifient peut-être – même si c’est de manière incomplète – la signification que le P. Yves Ledure a eue pour le processus interminable de recherche et de formulation de l’identité propre à la Congrégation, une signification qui demeurera au-delà de sa mort.
Retour aux sources
Dans la Congrégation, nous nous sommes habitués aux volumes verts et bruns des Notes sur l’Histoire de ma vie (depuis 1975) et des Notes Quotidiennes (1988). Ce faisant, nous avons quelque peu perdu de vue le fait qu’au moins les trois premiers volumes des Notes Quotidiennes, alors encore dactylographiés, avaient déjà été publiés plusieurs années auparavant, en 1964, au Scolasticat français de Lyon, avec une introduction détaillée du jeune prêtre Yves Ledure, qui n’était âgé que de 30 ans. Sa principale expertise académique était la philosophie, qu’il a enseignée et étudiée principalement à l’Institut catholique de Paris. Il n’était pas un philologue, ni un historien, ni un théologien ayant une formation plus poussée que la normale pour les prêtres. Mais la passion de sa vie a été de connaître de mieux en mieux la personne de Léon Dehon, sa personnalité, son œuvre, sa spiritualité, notamment par l’étude des textes et des contextes, et de le repenser et de le reformuler pour les temps d’aujourd’hui.
Une place pour Dehon dans la sphère publique
Yves Ledure a toujours cherché à faire publier ses écrits sur Dehon chez des éditeurs reconnus. Ainsi, les contacts qu’il a développés au cours de son parcours universitaire se sont avérés très utiles. Ce n’était pas d’abord une question de vanité personnelle. Il souhaitait plutôt rendre Dehon accessible à un public aussi large que possible et encourager une réception favorable de celui-ci par d’autres chercheurs. Ce n’est que si des travaux sur Dehon étaient largement diffusés que ces derniers pouvaient être non seulement remarqués, mais aussi étudiés et cités. “Petite vie de Léon Dehon”, publié en 1993 par Desclée de Brouwer, “Prier 15 jours avec Léon Dehon”, publié en 2003 par Nouvelle Cité et “Le Père Léon Dehon 1843-1925. Entre mystique et catholicisme social’, publié par les Editions du Cerf en 2005, a rendu Dehon accessible à un large public d’une manière que les publications purement internes de la Congrégation n’auraient jamais pu faire.
Une place pour Dehon dans la recherche universitaire
Yves Ledure a toujours eu le souci de donner à Dehon une place dans le discours académique, notamment dans la recherche historique. Il savait qu’il fallait donner aux chercheurs de bonnes raisons et de bonnes occasions de s’intéresser à Dehon. Le point culminant de ces efforts a sans doute été le colloque qu’il a organisé à l’occasion de la célébration du centenaire de Rerum Novarum, auquel ont participé les grands noms des sciences historiques de l’époque qui ont effectivement travaillé sur Dehon : Pierre Pierrard, Dominique Durand, Jean-Marie Mayeur, Philippe Levillain et bien d’autres. En 1991, Ledure a publié les actes du colloque sous le titre “Rerum Novarum en France”. Le P. Dehon et l’engagement social de l’Eglise”, paru aux Editions universitaires de Paris. La valeur de cette oeuvre collective ne réside pas seulement dans les nombreuses contributions traitant de l’engagement social et sociétal de Dehon, dans certains cas à un niveau poussé: Sans ces publications et d’autres déjà citées, Dehon n’aurait sans doute pas à plusieurs reprises été mentionné dans l’ouvrage de référence de l’histoire de l’Église “Histoire du Christianisme”, au tome 11, et un Pierre Pierrard ne l’aurait jamais inclus dans la liste de “Ces croyants qui ont fait le siècle” (Bayard, 1999).
Non-béatification : revers et mission en même temps
Je n’ai jamais eu l’occasion de parler au Père Ledure de la façon dont il a vécu la non béatification du Père Dehon en 2005. Il ne fait aucun doute que ce fut également un coup dur pour lui et ses efforts. Après tout, il avait écrit deux livrets, “Prier 15 jours avec Léon Dehon” en 2003 et “Le Père Léon Dehon 1843-1925, et Entre mystique et catholicisme social” en 2005, précisément en vue de la béatification. On peut imaginer que le fait que les journaux français ont parlé de Dehon comme d’un “prêtre antisémite” l’a également affecté personnellement. Il ne voulait tout simplement pas accepter l’accusation trop générale d’antisémitisme. Alors que la commission historique annoncée par le Vatican n’a jamais avancé ses travaux, Yves Ledure a organisé à Paris, au milieu de grandes difficultés ecclésiastiques, un séminaire dont les échanges ont été publiés sous le titre “Catholicisme social et question juive”. Le cas de Léon Dehon (1843-1925)” publié par Desclée de Brouwer/Lethielleux. Là encore, ce sont à la fois des dehoniens experts et des historiens reconnus qui se sont penchés sur cet aspect de l’œuvre de Dehon : Jean-Marie Mayeur, Jacques Prévotat, Joseph Famerée scj, Marcello Neri scj, Jean-Yves Calvez sj, Philippe Boutry, etc. Ils ont montré que la question devait être considérée de manière beaucoup plus différenciée et ils ont pu corriger l’accusation trop simpliste contre Dehon. Mais personne ne voulait entendre cela. Il reste irritant que le monde universitaire n’ait pas voulu considérer ce livre et, pour le dire d’une manière drastique, l’ait boycotté.
Son œuvre : une question d’identité
Aussi, faute de connaissances suffisantes, je ne peux pas me prononcer sur l’œuvre du Père Yves Ledure. Il a rédigé de nombreux écrits biographiques très utiles sur Dehon. En outre, il a tenté à plusieurs reprises d’introduire la dialectique entre la mémoire collective et des perspectives toujours nouvelles – pas seulement historiques – dans les refontes actuelles de l’identité dehonienne, probablement de la manière la plus claire dans “Le Code du Royaume”. Léon Dehon et la spiritualité du Coeur de Jésus”, Éditions Heimat und Mission 2001. Certains de ces aspects ont également été critiqués, comme sa conception du sacerdoce, qui est selon lui centrale, mais trop ontologique, et reste trop proche des idées de l’Ecole française de spiritualité. Et malgré son affirmation de proximité avec l’Écriture et la théologie post-conciliaire, cette tentative de refondation spirituelle n’a pas convaincu tout le monde.
Je voudrais me limiter à un thème qui a traversé l’œuvre de Ledure dès le début et qui nous préoccupe encore aujourd’hui : déjà en 1968, dans une publication en langue allemande, le jeune homme alors âgé de 34 ans avait exprimé son malaise quant à la relation entre l’apostolat (social) et la spiritualité de Dehon. Il y voyait une juxtaposition presque soudaine, une dichotomie, principalement parce que la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu’il la percevait, était trop orientée vers la sanctification personnelle et la fuga mundi. Dans les années qui suivent, il tente à plusieurs reprises de reformuler la spiritualité du Sacré-Cœur et l’identité du Dehonien en tant que religieux-prêtre, mais pendant longtemps, il n’a pas admis que l’engagement social de Dehon fasse partie de l’identité centrale de la Congrégation. On peut peut-être aussi voir cela dans le contexte des conflits idéologiques, surtout dans les années 1970. Ce qui m’a toujours impressionné chez Yves Ledure, c’est sa capacité à se corriger sur ce point et à le dire ou l’écrire ouvertement. Dans “Prier 15 jours avec Léon Dehon” (2003), il avoue : “On a longtemps cru qu’il y avait une rupture entre la vie et l’œuvre du père Dehon, une sorte d’incompatibilité d’orientations différentes. D’une part, une dévotion fermée au Sacré-Cœur, d’autre part, son engagement social pour la justice et la démocratie selon l’enseignement social de l’Église. Cette lecture, que j’ai moi-même soutenue, indique une conception contestable de la spiritualité du Sacré-Cœur…” (p. 84f). Dans ces lignes, cependant, il change d’avis et souligne que “la méditation de Dehon sur le Christ souffrant est toujours en même temps une réflexion sur le sort d’une humanité humiliée et une compassion pour tous ceux qui souffrent dans la vie. On comprend mieux ainsi que la spiritualité du Cœur de Jésus ait conduit Léon Dehon à travailler constamment pour ceux qui portent le plus lourdement et douloureusement la croix de la vie” (83f.). Il poursuit en disant que des notions tels que la réparation et le sacrifice n’ont de sens que comme expressions de l’agapè, l’amour actif, qui trouvent leur pleine signification dans une vie eucharistique. Dès lors, les contributions de Ledure invoquent l’unité entre spiritualité et engagement social, (pour lui surtout l’engagement social), que les dehoniens doivent redécouvrir et formuler. Le dernier article d’Yves Ledure pour notre Revue dehonienne, en 2012, pose même la question angoissante : ” Léon Dehon entre mythe et histoire “. L’oubli du sociétal ?”, il exprime l’inquiétude que l’engagement social-sociétal dans la pratique et la réflexion apostolique et spirituelle, que Ledure considère aujourd’hui comme faisant partie du noyau identitaire dehonien, puisse s’estomper.
La dernière conférence générale de la Congrégation, au printemps 2022, n’aurait sans doute pas répondu aux exigences intellectuelles d’un Yves Ledure. Cependant, elle a permis de porter à l’attention et au cœur de chacun d’entre nous les manières de vivre et de comprendre cette unité salvatrice entre l’engagement social et sociétal et la spiritualité du cœur du Christ à laquelle Yves Ledure a toujours consacré une attention spéciale.
Un professeur de philosophie dans sa profession principale, dans son cœur un chercheur infatigable d’une identité dehonienne intellectuellement honnête et enrichissante au-delà de sa mort. Dans cet esprit, il a encouragé et guidé à plusieurs reprises les jeunes frères de sa province sur des sujets dehoniens dans des thèses de maîtrise et de doctorat au cours des dernières décennies. Yves Ledure n’était pas facile d’accès, à plusieurs titres. Néanmoins, la congrégation peut regarder en arrière avec gratitude sur un effort de presque toute une vie pour comprendre la vocation dehonienne aujourd’hui.