Réparation et Miséricorde dans un contexte de conflit
Si notre charisme déhonien est une richesse pour l’Église et la société, un don de Dieu pour chacun de nous, il est aussi vrai qu’il peut devenir muet pour nos sociétés en crise si elle n’est pas enceinte d’un projet global de société , qui réponde aux soifs des hommes et femmes de notre temps, dans le contexte réel de leur existence quotidienne.
La vie religieuse déhonienne, pour être authentique dans le monde de ce temps, a besoin de s’abreuver profondément aux sources vives du cœur blessé du Christ, afin de découvrir le véritable sens christique de l’oblation, de la réparation et de l’amour qui sauve. Ce ressourcement qui lui donne son sens prophétique exige qu’elle soit, simultanément, une intime présence à Dieu et une intense présence auprès des hommes et femmes de nos sociétés actuelles. Cette exigence prophétique, sans laquelle toute vie religieuse n’est qu’une double farce, revêt totalement sa parure glorieuse lorsque immergée dans un contexte de crise sociale, plus encore lorsqu’il s’agit d’un conflit armé comme dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du Cameroun[1].
Cette réalité de conflit, qui dit, de manière diversifiée, le contexte actuel de globalisation de la violence en Afrique et dans le monde en général, exige du religieux déhonien une véritable metanoia au sens paulinien : il s’agit de passer du fonctionnalisme à l’essence, du faire à l’être, de la routine à la créativité. C’est ainsi que, la vie religieuse en Afrique ne pourra être significative et porteuse de sens pour ce continent que si elle donne sans cesse naissance à la réparation, comme berceau de réconciliation et de transformation sociale vers la paix, et se fait servante de la miséricorde, comme restauration de l’autre dans sa dignité. Cette double dimension trouve dans le charisme déhonien une source intarissable, tant que celui-ci est sans cesse connecté au cœur blessé du Christ.
Cependant, un charisme qui n’est pas sans cesse renouvelé par le contexte sociale dans lequel il s’insère et qu’il sert ne devient plus qu’une pièce de musée, dont seule la mémoire en témoigne encore de ses prouesses tombées dans les oubliettes contemporaines. C’est pour éviter une telle situation que, vivant dans un contexte mondiale de violence, dans un contexte africain marqué, le plus souvent, par des crises socio-politiques et, plus précisément, dans les affres du conflit armé et fratricide qui secoue le NOSO depuis presque cinq ans, nous ne pouvons pas rester sourd à l’aggiornamento que le cri des balles ne cesse de siffler dans nos cœurs. Comment être prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, prophètes de l’amour et serviteurs de la réconciliation (Cst. 7) dans un tel contexte traumatisant et risqué, où l’on se fait contemporain de la mort au quotidien, mais aussi témoin d’une espérance obscurcie, mais pourtant en gestation dans la vie de ceux vers qui et pour qui nous sommes envoyés ?
Si notre charisme déhonien est une richesse pour l’Église et la société, un don de Dieu pour chacun de nous, il est aussi vrai qu’il peut devenir muet pour nos sociétés en crise si elle n’est pas enceinte d’un projet global de société[2], qui réponde aux soifs des hommes et femmes de notre temps, dans le contexte réel de leur existence quotidienne. C’est pourquoi, vivant dans le contexte actuel du NOSO, il devient urgent pour nous de nous laisser saisir par l’aggiornamento que réclame le crépitement des balles et la migration forcée des populations qui perdent tout sous l’horreur que leur infligent les deux camps en conflit. Comment vivre l’adoration, la réparation et la miséricorde dans un tel contexte ? L’amour véritable pour Dieu et le prochain est-il encore possible dans un tel contexte de profonde méfiance, qui biaise toute relation ? La Parole de Dieu est-elle encore Pain de vie et parole sur nos vies dans un contexte où toute parole peut être un alibi pour tuer ?
La réalité sur le terrain à Balikumbat dans le Nord-Ouest du Cameroun, rythmée par ce conflit armé entre les sécessionnistes et l’armée républicaine, interpelle et interroge la portée de notre présence missionnaire et de notre charisme dans un tel contexte qui a soif de réparation, de paix, de réconciliation et d’écoute des cris les plus profonds des protagonistes et des victimes. Plus encore, cette crise met en crise le sens de la fraternité et exige une éducation de notre regard dont l’adoration réparatrice est l’école la plus exigeante et la mieux qualifiée.
L’adoration réparatrice ou la réparation du regard
L’adoration réparatrice c’est apprendre à avoir le regard de Dieu en toutes circonstances.
La vie religieuse déhonienne a ceci de particulier qu’elle se traduit par une disponibilité oblative et une hospitalité recréatrice (DS 8). Ces deux flambeaux de notre identité prennent racine dans l’amour oblatif[3] pour le Christ et le monde, qui constitue la colonne vertébrale de notre consécration. Cependant, il se pourrait que dans le souci d’être en consonance avec le monde de notre temps, selon l’esprit de Gaudium et Spes, nous avons fini par nous laisser emporter par les vagues de la société, au point de n’être plus pour elle et en son sein qu’une simple présence ouvrière. Ce déclin a eu pour conséquence que nous ayons beaucoup appris à réduire notre identité religieuse à nos œuvres ; nous avons progressivement massacré notre trésor, qu’est notre identité prophétique, au profit de notre rentabilité. Ces dernières années, on dirait que nous sommes sous le dictat de l’économique au lieu de savourer sans cesse le doux miel de l’économie du salut, qui nous a enfantés comme congrégation religieuse : il n’est parfois pas rare que la qualité de notre hospitalité aux confrères soit motivée par ce qu’il nous apporte financièrement ou matériellement. Ainsi, le regard porté sur l’autre est devenu plus intéressé que fraternel, la nouvelle fraternité maintenant se construit plus par le pouvoir économique que par l’amour oblatif, qui dit notre identité. Heureusement pour nous, Dieu ne se lasse jamais de nous et passe par plusieurs chemins pour nous rappeler qui nous sommes : les nombreuses crises de vocation et même d’identité, qui sacrifient au quotidien le vécu de la fraternité déhonienne dans nos communautés, sont des chutes qui, paradoxalement, nous indiquent le ciel : l’être déhonien prime sur le faire[4].
Cette vérité fondamentale serait surement à la base de l’inspiration de notre fondateur d’instituer dans nos entités des maisons d’adoration réparatrice[5] permanente (DG 83 / DS 284). Cette intuition loin de vouloir faire de nous des purs contemplatifs au détriment d’un apostolat social si cher au P. Dehon, introduit surtout une nouveauté de grande importance pour la fidélité de l’institut au cœur d’une société moderne si bouillante : créer des écoles de vie dans chaque entité où nous ne naissons à l’humanité que par la contemplation de notre unique source, qui est le Christ eucharistique[6].
L’adoration réparatrice serait alors, non une fuite de la réalité sociale, mais une école du regard, où nous apprenons à nous laisser transformer silencieusement par le regard du Christ, dans une dynamique permanente d’action de grâce, afin de mieux regarder le monde avec ses propres yeux et le transformer par son cœur, en ressentant le monde battre dans le cœur du Christ et le nôtre comme si, désormais, son cœur était le nôtre (cf. Cst 83). Sans cette profonde connexion au Christ, faite dans ce silence recréateur, et non à la manière bouillante des réseaux sociaux, nous pensons très vite que vivre comme religieux déhonien sans faire, sans courir dans tous les sens comme un «cafard déboussolé», aux appels des sollicitations de la société, c’est mourir à petit feu.
Une telle perspective est un engrenage infernal de stress et de vide existentiel, qui ouvre les portes à tous les scandales possibles jusqu’au nihilisme de soi, alors que l’identité prophétique de la vie religieuse réside d’abord dans notre capacité à être christophore. De ce fait, si nous ne pouvons pas être comme cette graine de moutarde qui, jetée dans la terre du monde contemporain, se développe silencieusement pour devenir un grand arbre où les oiseaux du ciel de notre temps (les sans-abris, les désemparés, les immigrés, les vieillards etc.) trouvent confort et paix, alors notre présence et nos œuvres deviennent insignifiantes.
La crise dans le NOSO nous a enseigné la force du silence et de l’être contre une dictature actuelle d’excès de paroles peu parlantes et du faire. C’est dans cette perspective que nous avons redécouvert la portée transformatrice de l’adoration réparatrice.
Dans notre communauté paroissiale, nous avons pour habitude de vivre une heure d’adoration tous les jeudis, en plus de l’adoration quotidienne du matin avant la messe. Il nous est arrivé parfois de la vivre sous l’horreur des tirs. Si ces deux réalités semblent opposées, elles ne se rencontrent vraiment que dans la perspective déhonienne d’une adoration réparatrice : porter le monde au Christ afin qu’il nous instruise comment réparer en Lui et avec Lui toutes ses injustices qui meurtrissent le cœur de Dieu et détruisent l’humanité. C’est ainsi que pour éviter de tomber dans une adoration sentimentaliste ou dans une réparation piétiste, il nous fallait au même moment écouter le crépitement des balles et le silence d’une présence. Dans cette attitude, la contemplation ne devient plus un moment de pure quiétude, mais une source d’interrogation. C’est ainsi que nous avons appris à porter notre réalité sociale au Christ, trouvant dans la douceur de sa présence un réconfort, un affermissement, mais aussi une perspective sans cesse renouvelée sur le but de notre présence, l’urgence de n’avoir qu’une seule parole qui jaillisse de notre communion fraternelle, malgré nos limites, et l’importance de ne prêcher que la Parole de Dieu, qui nous aide à apprendre à condamner le péché et ses structures sociales et non le pécheur, dont le salut est la priorité de Dieu.
En vivant cette expérience interrogative devant le Seigneur, l’adoration réparatrice est devenue, progressivement, une réparation de notre regard sur notre réalité sociale voire sur notre communauté religieuse et sur chaque confrère. En portant au Seigneur tous ces êtres tués ou désemparés à cause de cette crise, nous avons compris le véritable sens de la vie: amour et miséricorde.
Ainsi, le miracle de l’adoration réparatrice, que nous devons redécouvrir chaque jour comme déhonien, c’est d’unir dans le même instant de contemplation, les cris de la société et le doux silence du Christ eucharistique, c’est de faire de nous le véritable «biotope» chrétien où même les forces contraires ou ennemies trouvent une stabilité qui, selon notre force conciliatrice et réparatrice, peut engendrer un processus de paix et ouvrir les yeux des adversaires sur l’unique identité commune : notre fraternité universelle dans le Christ.
Proclamer que nous sommes des prophètes de l’amour et des serviteurs de la réconciliation (cf. Cst 7), et comprendre par le vécu que le sens ultime de la vie se résume en l’amour et la miséricorde exige un véritable chemin initiatique avec le Christ. Il n’est pas rare que nous nous définissions ainsi pour les autres et que nous manquions d’amour et de miséricorde pour nous-mêmes et pour nos confrères. Dans l’adoration réparatrice, les conflits externes deviennent l’écho des conflits internes et nous apprenons, par cette éducation/purification de notre regard, à exorciser le paganisme masqué qui sévit parfois dans nos communautés religieuses. Tant de fois, ne tuons-nous pas le confrère dans notre cœur, même si nous l’appelons hypocritement frère ? Ne sommes-nous si souvent poussé à financer des projets et œuvres à l’extérieur pour accroitre notre notoriété personnelle, communautaire, voire provinciale, alors que celui qui vit avec nous comme confrères manque du nécessaire pour une vie digne ? Combien de fois avons-nous détruit l’autre par nos ragots au point que le confrère soit désormais en nous et aux yeux de nos suiveurs un frère con ? Tout conflit armé nous enseigne qu’on ne peut pas sciemment tirer sur un être humain qu’on contemple comme tel : il faut au préalable l’avoir «cafardiser» dans notre conscience.
Cette vérité de la guerre nous invite aussi, devant le Seigneur, à revoir la qualité du regard porté sur nos confrères et sur les êtres humains avec qui nous vivons et pour qui nous nous sommes consacrés au Seigneur. C’est ainsi que, dans ce contexte du NOSO, l’adoration réparatrice est devenue pour nous une véritable école de fraternité : il faut regarder tout être humain comme Dieu le voit sinon nous sommes des kamikazes qui n’attendent que d’exploser. C’est cette transformation du regard qui nous a permis de comprendre que rien ne vaut notre fraternité et qu’elle est, dans ce contexte, le gage de notre survie et le socle de notre témoignage, le signe d’une espérance possible en Dieu pour ce peuple. C’est ainsi que, malgré la rudesse et le risque élevé de ce milieu, nous n’avons pas opté pour la démission. Nous ne sommes pas restés ici par obéissance à une option provinciale, mais par conviction que nous étions devenus, dans la pauvreté de nos indignes personnes, une source d’espérance pour cette localité. Nous avons alors compris pourquoi le P. Dehon insistait tant que nous ayons une préférence pour les périphéries, réalité existentielle qui est devenu presque le cœur du pontificat de notre Pape François. Nous ne devons pas aller dans les périphéries parce qu’elles sont des missions difficiles, ce qui pourrait nourrir en nous un certain orgueil, mais parce qu’elles sont de véritables écoles de mission et de vie. Ainsi, transformés par l’adoration réparatrice, nous pouvons alors vivre dans ce contexte de conflit une véritable réparation et une miséricorde qui concilient là où tout semble crier violence et célébrer la division.
La réparation : un chemin de proximité
La réparation dont nous en sommes les dépositaires, selon l’intuition du Père Dehon, c’est aimer le monde avec le Cœur blessé du Christ.
Dans nos Constitutions, nous comprenons la réparation comme : «accueil de l’Esprit Saint, comme une réponse à l’amour du Christ pour nous, une communion à son amour pour le père et une coopération à son œuvre de rédemption au sein du monde» (Cst 23). Cette compréhension parait trop vague pour des êtres pragmatiques, pourtant elle est d’une grande profondeur, car elle se fait un chemin de proximité plutôt qu’une réalité concrète à vivre aveuglement.
Évagre le Pontique, père du désert, à sa manière nous montre la base de toute attitude réparatrice, fondée sur l’unité de tous les hommes :
«Heureux celui qui s’attribue soi-même les misères de tous ; heureux celui qui considère avec une joie complète le salut et le progrès des autres comme étant siens ; heureux celui qui regarde tous les hommes comme Dieu et selon la vision de Dieu ; celui qui est séparé de tous e unis à tous»[7]
Lorsqu’on vit dans un contexte de paix sociale, le risque est parfois grand de confondre la réparation avec une action de sapeurs-pompiers ; de réduire l’accueil de l’Esprit Saint à une systématisation parfois mécanique d’actions et réponses devant les situations quotidiennes, de façon à ne pas perturber un certain ordonnancement coutumier et préétabli ; de répondre à l’amour du Christ pour nous à la mesure de nos sentiments parfois si refroidis et sans audace ; de communier à son amour au père par une certaines ritualisation sans esthétique de nos célébrations et oblations sans grande portée pour notre quotidien si surchargé ; de coopérer à son œuvre de rédemption au sein du monde par une multiplication des missions, sans véritablement porter ce monde dans le cœur. Dans un contexte de conflit armé, cette surdité aux cris du monde, du propre missionnaire et du Christ n’est pas possible : il faut vraiment se laisser recréer chaque jour pour ne pas perdre l’espérance. Ainsi, la réparation exige de nous de porter le monde entier dans le cœur et de l’aimer avec le cœur blessé du Christ.
Le réparateur dehonien, dans un tel contexte, sors alors d’une logique de mécanicien qui diagnostique les pannes sociales, cherche les solutions devant le Seigneur et essaie de les résoudre. Il est lui-même parti intégrante et blessé quotidiennement par les «pannes» de cette société dans laquelle il vit. C’est pourquoi, il doit, au moins spirituellement, pénétrer le cœur blessé du Christ, reconnaitre sa propre contribution à cette blessure et pouvoir aimer ce monde avec ce cœur blessé du Christ.
La réparation nous met alors au défi de la proximité divine et humaine. Il faut se faire proche de Dieu pour voir le monde avec ses yeux (adoration réparatrice) et se faire proche des hommes pour qu’ils voient Dieu avec nos yeux (réparation consolante), c’est-à-dire les propres yeux de Dieu, afin de ne pas sombrer dans le désespoir et l’idolâtrie.
Ce défi nous a poussé à sortir de notre zone de confort où nous installe la peur, créée par ce contexte de conflit, pour devenir des apôtres de la proximité, une présence qui console et essuie les larmes tout en pleurant aussi intérieurement. C’est ainsi que, l’accueil de l’Esprit Saint, dans un tel contexte, à installer en nous une certaine créativité : l’oratoire est devenu, non pas seulement «l’hôpital de campagne», mais l’«auberge sécurisée» de plusieurs familles, obligées de fuir leur domicile pour se réfugier en paroisse. Etait-ce parce que le territoire paroissial était le plus sécurisé ? Non, car nous étions vraiment dans le champ de bataille, l’armée républicaine s’étant installé à l’hôpital, situé juste au-dessus du territoire paroissiale, devenu ainsi lieu des affronts nocturnes. L’oratoire n’est devenu cette «auberge sécurisée» que, parce qu’il est ce lieu sacré, habité par la présence de Dieu, où le peuple trouve refuge et espérance. Cette situation a obligé les prêtres de campagne que nous sommes à puiser dans notre pauvreté pour soutenir ces familles pendant presqu’une année, à apprendre avec les sœurs dominicaines de la bienheureuse Imelda comment devenir des secouristes, réanimant ceux que la peur, la tristesse accumulée et l’horreur des tirs évanouissaient. Si la lourdeur des tirs nous plongeait dans un peur infernale, nous obligeant parfois à quitter nos lits pour le sol, sans possibilité de dormir, au matin, la célébration eucharistique avec toutes ces familles et ceux du voisinage qui pouvait oser sortir nous réchauffait le cœur et, ainsi, nous pouvions alors visiter les familles des environs pour les réconforter et consoler celles qui auraient vu leurs maisons brûlées à l’aube. Vivre ainsi la réparation nous a aidés à comprendre que le prêtre est un peureux qui rassure, un meurtri qui console, un être donc la propre fragilité devient le sanctuaire de la rencontre avec tous les hommes.
Notre fragilité est devenue un pont de réconciliation, un atout pour la réparation. Comment pourrais-je oublier ce dimanche où, après qu’une cinquantaine de maisons aient été calcinées dans l’un de nos postes par une faction, habitée par un mauvais esprit, au rang desquelles se trouvaient certains de nos chrétiens, l’Esprit Saint me fit pleurer amèrement pendant l’homélie ? Cela eût plus d’impact sur les consciences que mes paroles et je pus, plus tard, être témoins des attitudes de contritions et de conversion. En effet, l’acte de solidarité paroissiale, organisée la semaine suivante, verra aussi la participation, bien que discrète de certains témoins de ce crime. Cet acte, ponctué par un grand chemin de croix, in loco, nous a permis, en contemplant ces maisons brûlées et ces familles désemparées, à vivre avec eux l’expérience du Christ souffrant et seul un cœur blessé détient la pédagogie de consolation d’un autre. Ce fût un moment de solidarité, mais surtout la victoire de l’amour chrétien sur l’horreur de la haine : fallait voir la joie du Christ sur tous les visages ; on dirait qu’on vivait une transfiguration générale.
La réparation que nous a enseignée ce contexte conflictuel est celle qui transforme les hommes et la société spécialement par l’amour d’un cœur blessé, à l’image du Christ, et la proximité d’un être fragile qui devient le «sacrement» de la consolation divine. Cette découverte et expérience nous a permis de redécouvrir le sens de la miséricorde, donc nous en sommes des serviteurs selon l’expression de nos constitutions : «… serviteurs de la réconciliation».
La miséricorde : un service divin à l’unité
La miséricorde, dont nous en sommes des serviteurs, c’est avoir sans cesse des tripes qui frémissent comme celles de Dieu pour le salut de tous.
Le crépitement des balles n’est pas qu’une horreur, mais il est aussi une remise en question de notre manière de vivre et nous plonge dans une relecture de vie instantanée, car la mort se fait notre contemporaine. Tant de fois nous nous agrippons sur des futilités pour pourrir une vie, détruire une relation et parfois, n’être plus que des fantômes devant Dieu, car notre cœur est rempli de haine et de l’amertume d’une vengeance toujours à consommer ; mais, qu’est-ce qui est le plus important : la vie ou la mort ? Cette question, nous ne nous la posons pas le plus souvent et c’est ainsi que nous passons le plus souvent à côté de l’essentiel.
Comment serons-nous des serviteurs de la réconciliation (cf. Cst. 7) si nous ne croyons pas au changement ? Si nous avons réduit l’autre à sa faute ? Si nos communautés ne sont parfois pas des lieux où s’exhale le doux parfum de la miséricorde ?
Etre des serviteurs de la réconciliation, c’est avant tout travailler à l’unité des cœurs en Dieu, préambule du salut de tous. Ceci doit prendre racine dans nos communautés religieuses. Jamais nous n’avions expérimenté auparavant combien nos vies étaient si liées, au point où la parole/acte d’un confrère peut contribuer au salut/sécurité de tous ou nous mettre tous en risque. Lorsque notre vie dépend des agissements de l’autre, et lorsque le climat extérieur à la communauté est hostile et méfiant, alors une bonne toilette interne doit se faire. Ceci n’est possible que si nous communions à la table de la miséricorde chaque jour, apprenant à nous laisser recréer et relever de nos chutes par nos frères. Le confrère n’est donc pas un concurrent, un être à déstabiliser pour mieux se positionner, mais un intime qui contribue, par sa simple présence, à notre fidélité.
Ce vécu de la miséricorde, qui doit toujours commencer en communauté par une attention plus accrue aux confrères, nous rend crédible au monde par le témoignage d’unité et de fraternité que nous offrons. Ceci nous permet de célébrer au quotidien, par de simples gestes de vie, la primauté de l’être sur le faire car nous aurons compris que le confrère et, par ricochet, les autres sont, malgré la «boue» qui peut les recouvrir, des véritables tabernacles où le Christ demeure vivant, même si recouvert de la laideur du péché.
De ce fait, apprenant par nos propres fautes à comprendre l’autre dans sa situation existentielle concrète, sans le juger nous apprenons à «marcher avec ses chaussures» et, alors, nos tripes peuvent alors frémir d’un désir si ardent de le relever, de le sauver, bien avant même de se poser certaines questions, qui ne relèvent que de notre insatiable curiosité. La miséricorde doit être vécue comme un service à l’unité, une expression claire du désir de coopérer avec le Christ au salut du monde. Ainsi, nous comprenons que l’essentiel ne se trouve pas d’abord dans le faire mais dans l’identité imprégné sur ce que nous faisons. Ne pouvant plus visiter tous les postes de notre paroisse comme notre zèle pastoral l’aurait voulu, car toute sortie est ponctuée par le climat extérieur, meublé par des tirs ou pas, nous avons su développer une pastorale de la patience et de l’écoute.
Pour servir à la réconciliation, la miséricorde que Dieu manifeste à chacun de nous implique que nous devons être patients, car il s’agit d’un processus communautaire et social lent, dont personne ne maitrise le rythme. Ainsi, souffrants de cette crise comme tous les autres, nous devions nous surpasser pour mieux écouter, pas uniquement les paroles dites, mais surtout ce que le cœur des personnes exprime en silence. Le contexte nous obligeant à ne pas juger, au risque de prendre parti inconsciemment avec les conséquences qui en découleraient, nous devrions ainsi travailler, d’abord à une réconciliation interne de notre être et, ensuite, servir à la réconciliation à partir de l’intérieur, afin que tous deviennent, à leur niveau, des ambassadeurs de la paix et de la miséricorde divine.
Savoir accueillir, sans discrimination ni présupposés, s’éduquer à la primauté de l’être sur le faire, du pécheur sur le péché, apprendre à être patient envers les autres comme Dieu l’est avec nous, s’initier à écouter le cœur de celui qui parle, pour y sentir battre le cœur du Christ, même si parfois faiblement, ne pouvait que nous introduire dans une évangélisation par la présence. Rester au village, lorsque même les autochtones s’enfuient, a redonné l’espérance au «petit reste», limité les exactions des factions armées, et surtout éveiller une prise de conscience sur l’urgence d’une réconciliation entre les fils de ce village d’une part, et les «étrangers» qui ont tout perdu par discrimination, et ainsi amorcer une purification du regard, qui nous aidera à comprendre que nous sommes tous frères.
Ces trois dimensions, qui constituent la colonne vertébrale de notre identité déhonienne, trouvent dans ce contexte du NOSO un véritable aggiornamento. Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour notre congrégation aujourd’hui ? Nous pouvons en énumérer trois grandes leçons :
- L’adoration réparatrice ne doit pas être une simple formalité, mais un moment central (cf. DS 128), préparé avec beaucoup d’esthétique, pendant lequel nous entrons à l’école du Christ pour qu’il éduque notre regard et nous rende attentifs aux véritables cris du monde, qui sont aussi, parfois, les nôtres.
- La réparation doit trouver dans l’acte d’oblation une disponibilité inconditionnelle à épouser les sentiments du cœur blessé du Christ, afin d’aimer ce monde comme lui et d’œuvrer en son sein, comme membre aussi blessé, à son salut.
- Nous devons vivre une fraternité heureuse et simple, afin que notre présence soit notre premier acte missionnaire, qui fait exhaler partout le parfum de la miséricorde et de la réconciliation donc le monde a tellement soif. Notre propre fragilité, cessera alors d’être un obstacle à notre mission pour devenir un atout d’humanisation et un sanctuaire de la rencontre avec l’humanité souffrante.
Comme disait un père du désert, «il y’a une voix qui cri en nous jusqu’à notre dernier soupir : convertis-toi aujourd’hui»[8]. Le crépitement quotidien des balles nous l’a gravé dans l’âme et chaque seconde de vie est d’une grande importance : nous devons en prendre profondément conscience si nous voulons véritablement être pour notre monde d’aujourd’hui de véritables déhoniens, prophètes de l’amour et serviteurs de la réconciliation dans le Christ.
[1] Dans la suite nous désignerons ces deux régions anglophones du Cameroun par l’appellation NOSO.
[2] Cf. LEDURE, Y., Un prete com la penna in mano : Leone Dehon, EDB, Bologna, 2005, 156.
[3] Cf. VASSENA, A., scj, «Il primato dell’oblazione d’amore nel carisma di p. Dehon», in Dehoniana (1979)3, 143-156.
[4] Cf. MANZONI, G., scj, Leone Dehon e il suo messaggio, EDB, 1989, 525.
[5] Pour approfondir cette question, nous pouvons consulter : VASSENA, A., scj, «Casa di adorazione», in Dehoniana (1979), 208-212.
[6] Cf. MANZONI, G., scj, «una congregazione adoratrice», in Dehoniana (1983), 42-58.
[7] EVAGRE, De oratione, 121-124; Filocalia I, 187. Consulté dans LAMELAS, I. P., Padres do deserto: Palavras do silêncio, Universidade Católica Editora, Lisboa, 2019, 41.
[8] Nous trouverons ce fragment dans: LAMELAS, I. P., Padres do deserto: Palavras do silêncio, Universidade Católica Editora, Lisboa, 2019, 54.